Marie Bashkirtseff S.833 ff.
6 mai. — Maman est levée et Mlle
C... aussi, car elle était malade. Après la pluie, il faisait si
beau, si frais et les arbres étaient si beaux, éclairés par le
soleil, que je ne pouvais aller étudier, d'autant plus
qu'aujourd'hui j'ai du temps. Je suis allée au jardin, j'ai posé ma
chaise près de la fontaine, j'avais un si splendide tableau, car
cette fontaine est entourée de grands arbres; on ne voit ni le ciel,
ni la terre. On voit une espèce de ruisseau et des rochers couverts
de mousse et tout autour des arbres de différentes espèces,
éclairés par le soleil. Le gazon vert, vert et mou, vraiment
j'avais envie de me rouler dedans. Cela formait comme un bosquet, si
frais, si mou, si vert, si beau, qu'en vain je voudrais en donner une
idée, je ne le pourrais pas. Si la villa et le jardin ne changent
pas, je l'amènerai ici pour lui montrer l'endroit où j'ai tant
pensé à lui. Hier soir, j'ai prié Dieu, je l'ai imploré, et quand
je suis arrivée au moment où je demande de faire sa connaissance,
de me l'accorder, j'ai pleuré à genoux. Trois fois déjà il m'a
entendue et m'a exaucée : la première fois, je demandais un jeu de
croquet, et ma tante me l'apporta de Genève; la deuxième fois, je
demandais son aide pour apprendre l'anglais, j'ai tant prié, tant
pleuré, et mon imagination était tellement excitée qu'il m'a
semblé voir une image de la Vierge dans le coin de la chambre, qui
me promettait. Je pourrais même reconnaître l'image...
*
*
J'attends Mlle Colignon pour la leçon depuis une heure et
demie, et c'est tous les jours comme cela. Et maman me fait des
reproches, et ne sait pas que j'en suis chagrinée, que je suis
brûlée dans l'intérieur par la colère, l'indignation! Mlle C...
manque les leçons, elle me fait perdre mon temps.
J'ai treize
ans; si je perds le temps, que deviendrai-je?
Mon sang bout,
je suis toute pâle, et par moments le sang me monte à la tête, mes
joues brûlent, mon cœur bat, je ne puis rester en place, les larmes
me pressent le cœur, je parviens à les retenir,
et j'en suis plus malheureuse; tout
cela ruine ma santé, abîme mon caractère, me fait irritable,
impatiente. Les gens qui passent tranquillement leur vie, cela se
voit sur la figure, et moi qui suis à chaque instant irritée!
c'est-à-dire que c'est toute ma vie qu'elle me vole en me volant mes
études.
A seize, dix-sept ans, viendront d'autres pensées,
et maintenant c'est le temps pour étudier; c'est heureux que je ne
sois pas une petite fille enfermée dans un couvent et qui, en
sortant, se jette comme une folle au milieu des plaisirs, croit à
tout ce que lui disent les fats à la mode et, en deux mois, se
trouve désillusionnée, désappointée.
Je ne veux pas qu'on
croie qu'une fois fini d'étudier, je ne ferai que danser et m'
habiller ; non. Mais ayant fini les études de l'enfant, je
m'occuperai sérieusement de peinture, de musique, de chant. J'ai du
talent pour tout cela et beaucoup ! — Comme cela soulage d'écrire!
je suis plus calme. Non seulement tout cela nuit à ma santé, mais à
mon caractère, à ma figure. Cette rougeur qui me vient, mes joues
brûlent comme du feu, et, quand le calme revient, elles ne sont plus
ni fraîches ni roses... Cette couleur qui devrait être toujours sur
ma figure me fait pâle et chiffonnée, c'est la faute de Mlle C...,
car l'agitation qu'elle cause fait cela; j'ai même des petits maux
de tête après avoir brûlé comme cela. Maman m'accuse; elle dit
que c'est ma faute si je ne parle pas anglais; comme cela
m'outrage!
Je pense que s'il va lire un jour ce journal, il le
trouvera bête, et surtout mes déclarations d'amour; je les ai tant
répétées, qu'elles ont perdu toute leur force.
* * *
Mme
Savelieff est mourante; nous allons chez elle; il y a deux jours
qu'elle est sans connaissance et ne parle plus. Dans sa chambre, il y
a la vieille Mme Pat on. Je regardais le lit, et d'abord je n'ai rien
vu et cherchais des yeux la malade; puis, j'ai vu sa tête, mais elle
a tellement changé que d'une femme forte elle est devenue presque
maigre, la bouche ouverte, les yeux voilés, la respiration
difficile. On parlait à voix basse, elle ne faisait aucun signe; les
médecins disent qu'elle ne sent rien; mais moi, je crois qu'elle
entend tout et comprend tout autour d'elle, mais ne peut ni crier ni
rien dire; quand maman Ta touchée, elle a poussé un gémissement.
Le vieux Savelieff nous a rencontrées sur l'escalier et, fondant en
larmes, il prit la main de maman en sanglotant et lui dit : « Vous
êtes vous-même malade, vous ne vous soignez pas, voyezvous, pauvre!
» Puis je l'ai embrassé en silence. Puis est arrivée sa fille;
elle s'est jetée sur le lit, appelant sa mère! Il y a cinq jours
qu'elle est dans cet état. Voir sa mère mourir de jour en jour! Je
suis allée avec le vieux dans une autre chambre. Comme il a vieilli
en quelques jours! Tout le monde a une consolation, sa fille a ses
enfants, mais lui, seul! ayant vécu avec sa femme trente ans, c'est
quelque chose! A-t-il bien ou mal vécu avec elle? mais l'habitude
fait beaucoup. Je suis retournée plusieurs fois auprès de la
malade. La femme de charge est tout éplorée; c'est bien de voir
dans une domestique un si grand attachement pour sa maîtresse. Le
vieux est devenu presque un enfant.
* * *
Ah! quand on
pense comme l'homme est misérable! Chaque animal peut, quand cela
lui plaît, faire la figure qu'il veut; il n'est pas obligé de
sourire quand il a envie de pleurer. Quand il ne veut pas voir ses
semblables, il ne les voit pas, et l'homme est l'esclave de tout et
de tous! Et cependant moi-même je m'inflige cela, j'aime à aller,
j'aime qu'on vienne.
C'est la première fois que je vais
contre mon désir, et combien de fois serai-je obligée, ayant envie
de pleurer, serai-je forcée de sourire, et c'est moi-même qui me
suis choisi cette vie, cette vie mondaine! Ah! mais, alors je n'aurai
plus de chagrin quand je serai grande; quand il sera avec moi, je
serai toujours gaie..